Voeux: "Yacoub", le porte-parole de Georgette Bonnier
Amis, connus et inconnus, en guise des traditionnels vœux de fin d’année, je vous offre ce joli conte traditionnel d’Europe centrale, dont je ne me lasse pas.
J’espère qu’il vous plaira aussi et qu’il nous invitera à jouer ensemble à la marelle du temps, en sautant, avec légèreté, espérance et humour de la case 22 à la case 23 !
Georgette Bonnier
Yacoub
Il était une fois un homme nommé Yacoub. Il vivait pauvre mais sans souci, heureux de
rien, libre comme un saltimbanque, et rêvant sans cesse plus haut que son front. En
vérité, il était amoureux du monde. Or, le monde alentour lui paraissait morne, brutal,
sec de cœur, sombre d’âme. Comment, se disait-il, faire en sorte qu’il soit meilleur ?
Comment amener à la bonté ces tristes vivants qui vont et viennent sans un regard
pour leurs semblables ? Il ruminait ces questions par les rues de Prague, sa ville,
errant et saluant les gens qui ne lui répondaient pas.
Or, un matin, comme il traversait une place ensoleillée, une idée lui vint. Et si je leur
racontais des histoires ? On vit alors, tous les jours, celui qui connaissait la saveur de
l’amour, de la bonté et du partage, grimper sur un banc et déclamer ses histoires. Des
vieillards, des femmes étonnées, des enfants, firent halte un moment pour l’écouter,
puis se détournèrent de lui et poursuivirent leur route.
Yacoub, estimant qu’il ne pouvait changer le monde en un jour, ne se découragea pas.
Certains rirent de lui. Quelqu’un le traita même de fou, mais il ne voulut pas l’entendre.
« Les paroles que je sème germeront, se dit-il. Un jour elles entreront dans les esprits
et les éveilleront. Je dois parler, parler encore »
Il s’obstina, et, jour après jour, vint sur la grand-place de Prague parler au monde,
conter merveilles, offrir à ses pareils l’amour qu’il sentait. Mais les curieux se firent
rares, disparurent, et bientôt il ne parla plus que pour les nuages, le vent et les
silhouettes pressées qui lui lançaient à peine un coup d’œil étonné, en passant.
Pourtant il ne renonça pas. Il découvrit qu’il ne savait et ne désirait rien faire d’autre
que conter ses histoires même si elles n’intéressaient personne. Il se mit à les dire les
yeux fermés, pour le seul bonheur de les entendre, sans se soucier d’être écouté.
Ainsi passèrent des années. Or, un soir d’hiver, comme il disait un conte merveilleux,
il sentit que quelqu’un le tirait par la manche. Il ouvrit les yeux et vit un enfant. Cet
enfant lui dit en se hissant sur la pointe des pieds :
- Ne vois-tu pas vieux fou que personne ne t’écoute, ne t’a jamais écouté, ne
t’écoutera jamais ?
- J’étais fou d’amour pour mes semblables, répondit Yacoub. C’est pourquoi, au temps
où tu n’étais pas encore né, m’est venu le désir de les rendre heureux.
Le marmot lui renvoya aussitôt :
- Eh bien, le sont-ils ?
- Non, dit Yacoub, hochant la tête.
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- Pourquoi donc alors t’obstines-tu ? demanda doucement l’enfant, pris de pitié
soudaine.
Yacoub réfléchit un instant et lui dit à l’oreille :
- Autrefois je racontais des histoires pour changer le monde. Aujourd’hui, je continue,
encore et encore pour que le monde, lui, ne me change pas.
D’après Henri Gougaud
L’Arbre aux Trésors
Paris, Ed. du Seuil