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16 octobre 2021

"ANIMAUX" de Donatien : après l'anglais, le français

20210226_150842Pour ne pas frustrer les non-anglicistes, voici la version française de la nouvelle "Animals" de Donatien Moisdon postée il y a quelques semaines dans la langue de Shakespeare.

Bonne lecture!

Les enfants furent les premiers à l’apercevoir. Ils jouaient sur les pelouses du jardin public quand soudain ils virent (moi aussi) une forme brune et souple sauter d’une branche et plonger dans un fossé rempli de feuilles mortes. Il y eut un froissement, et les gamins qui jusqu’alors se poursuivaient sur les pentes d’un monticule, se figèrent, terrifiés. Au bout de quelques secondes, les plus jeunes se dirigèrent prudemment vers le fossé mais les plus âgés se mirent à brailler : “Arrêtez, arrêtez, c’est un animal !”

À la seule mention du mot animal, ce fut la débandade. Le parc redevint à la fois désert et silencieux. Les enfants étaient partis chez eux à toute vitesse pour, je suppose, avertir leurs parents.

Il fait bon venir ici quand les après-midis sont doux. J’avais oublié que nous étions à cette période de l’automne où les écoliers sont en congé pour une semaine. Je préfère être seul. Je suis à la retraite, bien sûr, et l’un des plaisirs qui me restent est de venir ici avec un bouquin pour lire un peu et surtout rêvasser.

Je décidai d’aller inspecter ce fameux animal. Avec un peu de chance, on ne croirait pas les enfants. Les parents qualifieraient leur bavardage de pure invention, mais il suffirait qu’une mère de famille tatillonne décide de faire du zèle et de se donner de l’importance pour que la police soit obligée d’intervenir.

On dit que les seuls endroits au monde où il reste encore des animaux sont le Canada et la Sibérie. Certains, pourtant, persistent à faire courir le bruit qu’il en reste quelques-uns dans les Abruzzes, mais voici des années que personne n’y a signalé le moindre loriot. Alors, le jardin des plantes d’Avranches… Cela tenait de l’élucubration.

C’est en 2049 que j’ai vu un animal, un écureuil, autant qu’il m’en souvienne, pour la dernière fois ; c’est à dire cinq ans après que le Comité Central Populaire (CCP) eut décrété que tous les mammifères étaient des parasites, des gaspilleurs de nourriture et par là même, des ennemis du peuple.

À cette époque, et comme des millions d’autres, j’avais livré aux autorités mon vieux chien noir et mes deux chats. J’ai encore dans le cœur, comme une énorme plaie, le regard de reproche que me lança le chien alors qu’on l’emmenait diligemment vers le tunnel d’extermination. J’aurais dû avoir le courage d’attaquer l’un des gardes : geste suicidaire et futile mais noble que certains avaient délibérément choisi.

“Tu l’aimes tant que ça ton sale Clébard ?”

Riant sans retenue, ils poussaient alors un vieil homme, une jeune femme ou même un enfant dans le tunnel avec les animaux. Ceux qui cachaient des animaux étaient officiellement considérés comme traîtres aux idéaux de la révolution et, bien sûr, ennemis du peuple. Réveillés en pleine nuit, ils étaient jetés avec leur chien ou leur chat dans un panier à salade, et on ne les revoyait jamais.

L’espèce humaine est si facilement manipulable ! Avec l’aide de la propagande, les jeunes haïssent maintenant les animaux de toutes leurs forces. Les plus vieux, comme moi, ont appris à se taire. Ceux qui osent prononcer la moindre critique perdent leur emploi, se font, comme par hasard, tabasser par des bandes de voyous, retrouvent leur appartement saccagé, et s’ils persistent, sont emmenés aux travaux forcés ou dans des hôpitaux psychiatriques ou encore vers des centres de rééducation.

Un régime de protéines végétales a été substitué au régime carné, et tout le monde s’est habitué à vivre sans animaux, ou tout au moins, sans mammifères car malgré les efforts de l’armée et le zèle des fonctionnaires, certaines espèces d’oiseaux, les plus petites, ont survécu. Quant aux insectes, ils s’en donnent à cœur joie.

Le mot animal figure toujours dans la langue, même si on ne le trouve que dans les vieux dictionnaires et autres encyclopédies, mais de nos jours, il veut dire monstre. S’ils ne sont pas sages, on menace les enfants de leur faire rencontrer un animal même si ces mêmes enfants ne sont plus en mesure de faire la différence entre un cheval et un lapin.

Je quittai mon siège et m’approchai du fossé où l’animal avait disparu et là, sur le rebord en ciment, hurlaient devant mes yeux les traces humides et indiscutables d’un félin. Je me figeai en contemplant cette évocation du passé. Je souris tristement en pensant aux colères que je piquais lorsque mes chats, sortis sous la pluie, revenaient à la maison et laissaient leurs marques sur les lits, sur les meubles... Que ne donnerais-je pour récréer cette époque !

Ma rêverie fut interrompue par un cri rauque : “Range-toi, p’ti père, paraît qu’y a un animal dans le coin.”

Logo sans nomLes régimes totalitaires font de nous de merveilleux menteurs. Je me tournai vers l’agent de police avec, sur mon visage, un air d’innocence et d’incrédulité amusée dont un acteur eût été fier. “Un animal, Monsieur l’agent ? Ce n’est pas sérieux.” Il haussa les épaules : “Je n’y crois pas non plus, mais comme on dit, mieux vaut prévenir que guérir. Des gamins auraient vu un animal sauter d’un arbre. Fallait bien vérifier.”

Un autobus électrique tout noir s’arrêta en faisant couiner ses pneus. Une douzaine d’agents de police en tenue de combat et pistolet mitrailleur à la hanche, sautèrent souplement par la porte arrière. Celui qui était venu me parler me fit un clin d’œil : “Un peu d’entraînement ne leur fait pas de mal.”

C’est alors qu’un mouvement se produisit dans la profondeur des feuilles mortes. L’agent me repoussa brutalement et vida le chargeur de son pistolet automatique dans le fossé : de quoi exterminer une centaine d’animaux. “Je l’ai eu !” hurla-t-il en sautant lui-même au milieu des feuilles mortes. Il en ressortit, tenant par la queue un maigre chat de gouttière dont le corps était si criblé que, par endroit, il semblait prêt à tomber en morceaux. Que de sang, que de sang, je voyais s’échapper d’un être si petit ! Il teignait de rouge le gravillon de l’allée et éclaboussait les bottes reluisantes de l’agent qui commença à rire de façon presque hystérique et à murmurer des phrases incohérentes où il était question d’avancement.

Un journaliste apparut comme par enchantement. Quel succès, pour lui, si la Censure autorisait son papier ! La police commença à disperser les spectateurs que tout ce remue-ménage avait attirés.

“Ne reste pas ici” me dit l'agent qui tenait encore le chat. “Il pourrait y en avoir un autre.”

Un haut-parleur encourageait la population à rester vigilante. On recommandait aux parents de ne plus envoyer leurs enfants au parc pendant plusieurs semaines. On y placerait des sentinelles au début. Quant au CCP, il fit immédiatement savoir que si le “monstre d’Avranches” avait un partenaire et qu’on mettait la main dessus, il serait brûlé vif en grande cérémonie comme le symbole de tout ce qui était encore bourgeois et réactionnaire dans notre société.

Quelques jours plus tard, les sentinelles avaient disparu. Il n’y avait pas eu d’autres manifestations animales. Je pus regagner mon banc favori, dans le calme cette fois. Pas d’enfants, bien que les vacances ne fussent pas tout à fait terminées.

L’après-midi était enchanteur : ciel pâlot, température douce, absence de vent, et la silhouette légèrement embrumée du Mont Saint-Michel dans les lointains. Je parcourais distraitement un ouvrage dûment approuvé par le CCP. Nos brillants intellectuels ne trouvaient que des qualités au régime politique en place : ils y voyaient des avantages et des nécessités historiques dont l’ensemble de la population ne s’était jamais rendu compte. Dans quelle ignorance ne serions-nous pas restés sans ces maîtres à penser !

La fatigue m’envahissait. Laissant aller ma nuque contre le chaud ciment de mon banc, je fermai les paupières. Le livre me tomba des mains. Je ne pris pas la peine de le ramasser.

Au moment où j’allais m’endormir, je sentis quelque chose de doux contre ma cheville. J’ouvris les yeux, me penchai pour regarder, et mon cœur se mit à battre si vite que je me demandai si je n’allais pas frôler l’infarctus. Je respirai profondément plusieurs fois et réussis à retrouver un calme tout relatif : un petit chat tigré se frottait contre moi en ronronnant ; une femelle, semblait-il. Je la saisis gentiment et la mis sur mes genoux. Elle plaça ses pattes de devant sur ma poitrine et commença de frotter les côtés de sa tête contre les boutons de ma veste. Si quelqu’un nous avait vus à ce moment-là, nous aurions eu droit, tous les deux, à une mort affreuse.

indexLe totalitarisme fonde sa pérennité sur l’instinct de conservation. Les hommes et les femmes ordinaires veulent continuer à vivre… une vie de routine quotidienne... et chaque fois, le totalitarisme gagne la partie. Aurais-je pu emporter ce chat à la maison ? Et si oui, pour combien de temps ? L’aventure était vouée à l’échec. Comme j’avais honte d’être moi-même et comme j’avais honte de faire partie de la race humaine !

Ce soir-là, mon petit-fils me demanda pourquoi mes yeux étaient rouges, comme si j’avais pleuré, et pourquoi j’avais des pansements sur les mains. Je contemplai cet enfant au regard profond. À l’âge de huit ans, on accepte les plus grandes vérités avec le même aplomb que les plus grandes sottises. C’est pourquoi j’essaye de ne jamais lui mentir. Je ne pouvais chasser de mon esprit la vision d’un petit corps au pelage strié dissimulé sous les feuilles mortes ; cependant, et aussi calmement que possible, je réussis à répondre : “J’ai couru de grands dangers. J’ai sauvé ma peau, comme on dit et... et j’ai épargné une horrible mort à... à quelqu’un d’autre.”

Il me prit la main et scruta les pansements. “Ça t’a fait très mal ?”

Donatien Moisdon

 

Commentaires
L
Merci Donatien pour cette histoire; des souvenirs resurgissent, et demandent<br /> <br /> réflexion.
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